AUX LUEURS DE TOKYO
PARTIE IX
***La
porte coulissante s'est ouverte d'un coup, sans prévenir. Plongée
dans un état de léthargie, Miyuki n'a même pas réagi. La porte se
referme plus doucement, en silence. La nouvelle présence hésite un
instant.
***─
Etsuko?
***La
voix est douce, sans animosité. La jeune fille qui vient de pénétrer
dans la pièce fait partie de la maison. Elle se nomme Inori et n'est
guère plus âgée que Miyuki. De petite taille, très menue, elle a
le visage rond et bienveillant. Aussitôt entrée dans la pièce,
elle distingue cette forme chétive, recroquevillée dans l'ombre,
au fond du mur.
***─
Etsuko, est-ce que ça va? Demande-t-elle. J'ai entendu des cris, je
n'osais pas entrer.
***Ses
yeux se posent alors sur la silhouette allongée au sol, inerte, sa
poitrine esquisse un léger sursaut.
***─
Mon Dieu... murmure-t-elle.
***Mais
elle s'abstient de tout autre commentaire. Son regard va et vient du
corps d'Ichiro à celui, tremblant, de Miyuki, en passant par les
ciseaux, rouges et luisants près du cadavre. Elle ne met pas
longtemps à comprendre. En silence, elle va chercher un drap propre
dans la grande armoire puis, après s'être assurée qu'Ichiro ne
respirait plus, elle en recouvre sobrement son corps. Miyuki ne dit
mot, la regarde faire de loin. Tandis qu'Inori s'affaire, elle glisse
une cigarette entre ses lèvres, sans parvenir à l'allumer tant elle
tremble. Celle-ci finit par tomber, Miyuki craque, les larmes coulent
sans qu'elle ne puisse les arrêter.
***Inori
s'est approchée, ramasse la cigarette et la coince à nouveau entre
les lèvres de la jeune fille, tout en la maintenant entre deux
doigts, avant de l'allumer. Patiemment, elle la fait fumer, Miyuki
n'a plus qu'à faire l'effort d'inspirer. Peu à peu, elle s'apaise,
ses tremblements s'atténuent progressivement. Face à face, les deux
jeunes filles ne parlent pas. Déjà, la première finit de se
consumer, et Miyuki s'en allume une seconde, qu'elle fume plus
lentement. Inori l'observe du coin de l'œil, et attend sagement
qu'elle ait fini. Lorsqu'elle se saisit à nouveau du paquet, elle
lui prend gentiment la main, et le retire en douceur, lui faisant
comprendre qu'elle a assez fumé pour l'instant. Miyuki n'a pas
bronché.
***─
Et si tu me racontais ce qui s'est passé...
***Hésitante,
Miyuki bafouille. Inori écoute, sans l'interrompre, la rassure, la
berce en lui tenant la main. Elle raconte la boîte, les rêves
qu'elle contenait, Ichiro... sa dernière visite, son présent, la
dispute... le cauchemar. Lorsque la voix de Miyuki se tait, Inori
laisse passer un nouvel instant sans paroles. Le front plissé, les
sourcils froncés, elle semble réfléchir, hésiter. Puis
subitement, elle se lève, l'air décidé.
***─
Attends-moi ici, je reviens tout de suite.
***Lorsqu'elle la voit quitter la pièce et refermer la porte derrière
elle, le cœur de Miyuki s'accélère. Peut-être parce qu'à force
d'expérience, elle a l'habitude de se méfier de chacun, qu'elle
craint que la jeune fille ne revienne pas seule, prévienne la
maison, et l'expédie aux portes de l'enfer. Peut-être aussi parce
que, la peur au ventre, elle ne supporte pas de rester seule avec ce
corps, masqué par un drap qui lui rappelle d'avantage son crime
qu'il ne la rassure.
***Mais
le retour d'Inori, seule, dans la petite chambre à tôt fait de
dissiper ses doutes. Elle tient quelque chose dans sa main.
Lorsqu'elle s'approche à nouveau de Miyuki, celle-ci distingue alors
l'objet qu'elle a rapporté avec elle, une pochette de soie rouge,
fermée par un cordon doré, enroulé tout autour, qu'elle s'empresse
de défiler avant de l'ouvrir. C'est avec surprise que Miyuki la
regarde sortir une importante liasse de billets.
***─
Combien il te manque?
***─
Inori...
***─
Pour partir, combien il te manque?
***─
Inori, je ne peux pas...
***─
Alors dis-moi. Dis-moi ce que tu peux faire d'autre...
***Miyuki
s'est tue, sa tête saturée de pensées, les lèvres vides de mots.
***─
Estime-toi heureuse, tu vas enfin quitter cet endroit. Ton départ
est juste avancé... Ne t'inquiète pas pour l'argent, je n'en ai pas
besoin tout de suite, de toute façon. Et si tu as encore des
scrupules, rappelle-toi que ce n'est qu'un prêt, tu me rembourseras
lorsque tu pourras.
***Les
yeux de Miyuki s'embuent de larmes. Elle sait pertinemment qu'en
fuyant Tokyo, elle ne reverra probablement jamais Inori. Elle sait
aussi qu'Inori en a elle-même conscience et ne la conforte que dans
le but de lui donner bonne conscience.
***─
Maintenant, fais tes bagages, je m'occupe de tout ici.
***Mais
alors qu'Inori s'apprête à sortir de nouveau de la pièce, Miyuki
la retient par le bras et la serre contre elle. De son index, et en
silence, elle trace dans son dos deux simples mots: Merci... Adieu.
***Emues
l'une comme l'autre, elles ne desserrent pas leur étreinte avant un
moment. Inori, toujours discrète au sein de la maison, sait qu'elle
voit partir une amie, qu'en lui apportant son aide, elle se réserve
des jours difficiles. Mais en son for intérieur, son humble
héroïsme, ce moment de gloire anonyme compensera largement les
mauvais moments à venir.
***─
Prends soin de toi, Miyuki, lui murmure-t-elle. Prouve-moi que je
n'ai pas fait tout ça pour rien...
***Et
sur ces derniers mots, elle s'éclipse. Shinjuku, silencieuse au
petit matin, éteint un à un ses néons criards, étouffe de ses
murs les derniers cris, lave ses rues des plaisirs et des pensées
coupables. Restée seule dans la chambre, Miyuki contemple par le
balcon les derniers morceaux de limbes lever le voile sur un jour
neuf, à la fraîcheur vierge des nouveaux-nés.